Spécial été : la saga des marques : Tnuva
Comment le fleuron de l'industrie agroalimentaire israélienne et pionnier de l'aventure sioniste du retour à la terre s'est transformé en société gouvernementale chinoise et monopole rapace.
Au programme
Une entreprise et son histoire : Tnuva (long, mais c’est une lecture d’été)
Un chiffre à la une : le budget 2025 📈
Smart conso : le prix des crèmes solaires 🛒
Pour en savoir un peu plus 🎙️
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Ce mois-ci, je vous emmène avec moi au supermarché, au rayon hatifim (snacks salés). Bonne écoute !
Tnuva : le lait, mais pas le miel
C’est l’histoire d’une vache qui a été dévorée par un tigre, avec son plein consentement. Ou peut-être l’histoire de la grenouille qui voulait être aussi grosse qu’un bœuf et qui est devenue moche comme un crapaud. C’est l’histoire d’un symbole national et sioniste qui a suivi les injonctions des nouvelles normes économiques, incarné, et précédé ce qui se passe aujourd’hui de façon plus large sous nos yeux, la vente de la marque « Israël » au plus offrant, en toute indifférence et avec le plus grand cynisme.
C’est l’histoire de Tnuva et de sa rencontre avec le fond Apax.
“Tnuva”, en hébreu biblique, c’est la production, le fruit de la terre.
Sur les pots de fromage et les cartons de lait, le logo stylisé d’une ferme, avec son toit rouge et un arbre. Tnuva, c’est toute la romance du retour à la terre, du paysan, ce nouvel homme juif rêvé par les sionistes depuis les usines et ateliers des villes grises d’Europe de l’Est. Tnuva, c’est un symbole massif et dominant. Alors comment ce fleuron de l’agriculture bleu-blanc est-il devenu une vague filiale d’une entreprise appartenant au gouvernement chinois et dont le siège est situé à Shanghai ?
L’histoire de Tnuva, c’est un peu l’histoire de Blanche-Neige. Si elle n’avait pas mordu dans la pomme empoisonnée offerte par la vilaine sorcière, elle ne se serait pas retrouvée endormie entre les mains des méchants. Et là, la sorcière, c’est le fonds Apax.
Les laitages des pionniers
Retournons au début. Tnuva est créée en 1926 lorsque treize kibboutz et moshav du yishouv juif décident de mettre en commun leur activité de production et de distribution de produits agricoles sous forme de coopérative, affiliée à la Histadrut. Très rapidement la coopérative s’étend, recrute des membres, se diversifie vers d’autres produits agricoles. Dès la création de l’Etat d’Israël, tout est fait pour favoriser la production locale et soutenir le secteur agricole, partie intégrante du Mapai au pouvoir, via un système de planification de la production et de fixation des prix totalement soviétiques qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Tnuva se lance dans la production d'œufs, de poulet, de fruits et légumes, ouvre des supermarchés, achète des usines. En 1995, un retentissant scandale éclate quand le quotidien Maariv révèle que pour optimiser son processus d’embouteillage, Tnuva ajoute dans son lait un produit cancérigène, interdit en Israël comme dans le monde entier. Suite à ce scandale, la société traverse des changements d’organisation, s’organise en holding. Car Tnuva n’est pas très bien gérée, ses actionnaires, plus de 600 kibboutz et moshav, ne sont pas des pros de la gestion, et puis de toute façon quand on a le monopole de la production de lait au niveau d’un pays et que l’Etat garantit les prix, pas la peine de s’embêter avec ça.
Une révolution libérale
En parallèle, Tnuva est aussi un symbole d’un autre ordre. Deuxième flash-back : 1985, l’Etat d’Israël est au bord de la faillite. Népotisme, gestion calamiteuse, amateurisme, confusion entre recettes de l’Etat et argent de poche, la situation atteint un niveau tel que même le généreux Oncle Sam refuse de mettre la main à la poche sans voir en face un plan budgétaire réaliste. En une nuit, le plan est voté, et Israël, toujours accoutumée aux extrêmes, se retrouve sur la pente opposée, qui la mènera cahin caha et via bien d’autres problèmes économiques vers l’année 2003, autre tournant. Binyamin Netanyahu devient ministre des Finances, et apporte avec lui une doxa ultra-libérale tout droit importée, encore et toujours, des Etats-Unis. Cette fois-ci l’Etat c’est l’ennemi, le mammouth, qu’il faut dégraisser, à coût de coupes claires dans les dépenses. Netanyahu adopte certaines mesures salutaires qui relancent l’économie, n’hésite pas à s’affronter à la toute-puissante Histadrut, privatise les fonds de retraite d’Etat, libéralise une partie de l’économie du pays, et ce faisant fait des dégâts à long terme dans les systèmes de protection sociale, de l’éducation et de la santé, dont on voit aujourd’hui les résultats. Bref c’est tout le pays qui veut devenir performant, capitaliste, gagner de l’argent, spéculer. Les kibboutz, qui ont également traversé une très grave crise économique dans les années 1990 et 2000, ne font pas exception. En 2006, l’assemblée générale de Tnuva vote sa transformation en société anonyme et se met en quête d’argent frais et d’actionnaires qui viendront injecter des capitaux et aider la société à redevenir bénéficiaire et à rentrer dans le 21ème siècle.
La sorcière Apax
Et c’est là qu’entre en scène notre sorcière, le fonds Apax. Je tire un troisième fil : Apax est un fonds de private equity, c’est à dire de capital-investissement, une entreprise qui récolte des fonds d’investisseurs, et les investit sous forme de prise de participation dans le capital de petites et moyennes entreprises privées, c’est à dire non cotées en bourse, et en manque de financement, avec, pour les investisseurs, le but de réaliser une plus-value à la revente et de verser un maximum de dividendes entre-temps. Il existe toutes sortes de private equity et ils sont connus pour leur capacité à “siphonner” une entreprise en en tirant le maximum, souvent en y réalisant des réformes structurelles nécessaires, à y maximiser le CA et les marges, mais très souvent au détriment d’une stratégie à long terme puisque leur but est de revendre. Apax est l’un des pionniers de cette activité un peu particulière, qui consiste en gros à se balader un peu partout dans le monde pour repérer des boîtes qui ont un fort potentiel mais qui sont mal gérées ou n’en sont pas conscientes, à leur proposer de l’argent frais, tout de suite et beaucoup, puis à prendre les rênes. Et Apax est un des géants du secteur, fondé en 1972 à Londres par Sir Ronald Cohen, qui a choisi d’ouvrir une filiale à Tel Aviv, nouveau paradis du capitalisme, dès les années 90. Juste pour donner une petite idée, en 2023 Apax gérait 77 milliards de dollars de fonds privés. Chez Apax, tous les salariés sont des “partners” chargés de suivre de près leur investissement, et évidemment intéressés à la marge qu’ils généreront pour son compte. A la tête de l’officine bleu-blanc, une véritable tueuse, Zehavit Cohen (par ailleurs belle-sœur de Yossi Cohen l’ancien chef du Mossad), connue pour ses méthodes expéditives et autoritaires, qui a toute la confiance des patrons du siège. Soulignons qu’Apax a la réputation dans ce milieu de vouloir récupérer ses sous et sortir des sociétés dans lesquelles il prend une participation, le plus vite possible.
En Israël, le fonds a d’abord tenté, sans véritable succès, d’investir dans la high tech, puis il a fait partie en 2005 des investisseurs qui ont racheté avec Haim Saban et Mory Arkin la société Bezeq et l’ont revendue à Shaul Alovitch quatre ans plus tard avec 300% de bénéfice, Apax empochant ainsi 2 milliards de shekels, un de ses meilleurs deals mondiaux à l’époque. La dette colossale qu’a contracté Alovich pour cet achat et toutes les acrobaties financières qu’il a été amené à réaliser pour essayer de la réduire ont atterri dans le célèbre dossier 4000. Autre aspect qui deviendra une marque de fabrique d’Apax, le siphonnage de tous les profits de l’entreprise, gonflés via des augmentations de prix et un cost-killing sans pitié, sous forme de dividendes colossaux versés aux actionnaires, et d’abandon total du développement et de l’amélioration des infrastructures. Bezeq, opérateur historique et monopolistique n’investit quasiment pas dans le futur, et pour cause, il n’y a pas d’argent, il se trouve ailleurs, sur les comptes des actionnaires. Aujourd’hui Israël a dix ans de retard sur le reste des pays développés en matière d’accès à l’Internet et de câblage optique… pas la peine de chercher loin.
C’est alors que Zehavit Cohen repère Tnuva et flaire une opportunité en or d’appliquer à nouveau sa méthode de prédilection : acheter à bas prix une société publique pas super-bien gérée, qui n’a pas conscience de sa valeur, en tirer le maximum en termes de dividendes et la revendre avec un profit record le plus vite possible. Les discussions s’engagent, et les propriétaires de Tnuva, kibboutz et moshav, ne font vraiment pas le poids face à cette redoutable négociatrice. Fin 2007, c’est fait, Apax, avec un autre investisseur, Meir Shamir, achète Tnuva pour 3.8 milliards de shekels. A l’époque, cette somme semble fabuleuse, mais il s’avèrera par la suite que les kibboutz ont grossièrement sous-évalué la société, se basant essentiellement sur sa valeur en termes de chiffre d’affaire et négligeant ses énormes actifs immobiliers. Les kibboutz conservent 23% des actions, mais Apax est actionnaire majoritaire et dirigeant de facto, avec 56% des parts. Un certain nombre de voix s’élèvent alors pour dénoncer ce bradage, ainsi que le bonus de plus de 5 millions de shekels reçu par le PDG sortant de Tnuva, Arik Reichman, pour la transaction, mais sans plus.
Ah oui j’oubliais, évidemment Apax est domicilé dans un paradis fiscal, dans les Iles Guernesey, et n’a jamais payé un shekel d’impôt au fisc israélien, la société s’est contentée de ponctionner les citoyens-consommateurs via ses prix et n’a jamais investi dans la société.
Le coût de la vie commence par la bouteille de lait
Tiens tiens, on commence à voir un modèle qui se reproduit, et qui explique en partie l’augmentation spectaculaire du coût de la vie en Israël : en effet, c’est Apax et sa voracité sans limites qui sont en partie à l’origine du mouvement social de 2011, via l’augmentation du prix du cottage, dont Zehavit Cohen se vantera par la suite d’avoir eu l’idée, suite à une étude réalisée pour Tnuva/Apax par le cabinet d’études Mc Kinsey qui prouvait, chiffres à l’appui, que même si Tnuva augmentait fortement le prix de certains produits laitiers, la demande ne baisserait pas. Oui, en fait ça s’appelle un monopole, et Apax a donné à toute la société israélienne une leçon de cartel appliquée. Le mouvement social dont le cottage devient un des symbole a quand même causé des dommages aux ventes de Tnuva ainsi qu’à sa réputation, et Zehavit Cohen décide de s’en débarrasser au plus vite.
Vol direct pour Shanghai
Et là, elle trouve en 2015 un pigeon idéal, la société chinoise Brightfood, une société basée à Shanghai, propriétaire de chaînes de supermarché et d’usines agroalimentaires, dont de nombreux dirigeants sont aujourd’hui en prison pour corruption, et à qui elle réussit à présenter des données apparemment bien plus flatteuses que la réalité. Malgré des rumeurs insistantes de malversations ou du moins d’éléments louches dans la transaction, dont le bonus de 10 millions versé au boss de la société (oui, encore), Apax revendra Tnuva à Brightfood moins de sept ans après l’avoir achetée, pour un montant de 8.6 milliards de shekels, et ce après avoir vendu la totalité du patrimoine immobilier de la société, versé plus de 2.6 milliards de dividendes, et fortement augmenté les prix des produits pour pouvoir augmenter les marges et les bénéfices. Et évidemment, à chaque culbute, le syndicats des salariés de Tnuva exigera et obtiendra sa part sur le prix de la vente sous forme de versement de cinq mois de salaire par salarié pour prix de son accord. Les uniques critiques qui s’élèvent à l’époque sont plutôt de type souverainistes, face à la vente d’une société nationale en partie garante de la sécurité alimentaire du pays à un investisseur chinois anonyme et pas très cacher, sans vraiment s’interroger sur l’énorme hold-up réalisé par Apax en quelques années aux frais du contribuable isarélien. Les Chinois acceptent quelques compromis purement cosmétiques, comme la conservation du siège social de Tnuva en Israël, une majorité d'Israéliens au conseil de direction, et un CEO israélien. Et évidemment, pas question de toucher aux accords garantissant le maintien de la planification soviétique du marché du lait en Israël via le Commissariat au lait qui fixe les prix d'achat ET de vente du lait, ni au personnel. Le seul perdant sera évidemment le consommateur, mais il est là pour ça.
Une estimation réalisée à peine un an plus tard par la banque Morgan Stanley pour Brightfood en vue d’une éventuelle entrée en Bourse évaluera Tnuva à 5.3 milliards de shekels, soit 40% de moins que le prix d’achat. Qu’importe, Zehavit Cohen a fait le job et elle est déjà loin. L’entrée en bourse finira par être annulée. Les mirifiques projets d’exportation de lait vers la Chine, les reportages TV sur l’appétit des consommateurs chinois pour les yaourts israéliens n'étaient évidemment que de la vulgaire propagande complaisamment relayée par l’ensemble de la presse pour vendre le deal sans que personne ne se rende compte de la réalité. Tout Israël, assez pathétiquement il faut le dire, s’est senti flatté, honoré, qu’une société chinoise veuille acheter un de ses fleurons agricoles. La Chine ! Je vous laisse imaginer ce qui se serait passé si les Chinois avaient voulu acheter, disons, Refael.
Ainsi Blanche-Neige a-t-elle atterri en Chine, Israël a laissé brader une des plus belles couronnes de son patrimoine agricole et industriel, et les consommateurs israéliens ont le droit, quel privilège, de payer leurs produits laitiers à un monopole national d’Etat qui appartient à un gouvernement étranger, 60% à 80% plus cher que la moyenne des prix des pays de l’OCDE, . Un exploit que le monde entier peut prendre comme exemple de réussite capitaliste parfaite.
156 milliards de shekels 📈
C’est le déficit annuel de l’Etat qui grimpe en permanence et a atteint des sommets ce mois-ci. Alors que l’objectif de déficit fixé par l’Etat était de 6.6% (compréhensible en temps de guerre même mais le plus élevé depuis deux décennies), à fin juin soit la moitié de l’année seulement, il a déjà débordé de 15% et se trouve à 7.6%. Le gouvernement a déjà déboursé plus de 300 milliards de shekels depuis le début de l’année et se refuse obstinément à renoncer aux budgets de coalition ou à fermer le moindre ministère superflu (et il y en a). Pire encore, et contrairement à la norme qui veut que l’on démarre les débats budgétaires dès le début de l’été afin de pouvoir préparer le projet de loi budgétaire à l’automne et avoir le temps de faire tous les ajustements puis les débats parlementaires pour voter le budget avant la fin de l’année, le ministre des Finances Betsalel Smotrich a décidé d’annuler purement ey simplement les débats au ministère sous la direction du département du Budget.
Quant au Premier ministre Netanyahu, il a déclaré que le budget ne serait pas débattu avant la fin de l’hiver, la loi permettant une rallonge jusqu’au 31 mars. Les spéculations vont bon train mais il est évident qu’il faudra couper dans de nombreux budgets et augmenter des impôts si on ne veut pas voir la note de crédit et la légitimité financière d’Israël prendre un coup mortel. Reculer pour mieux sauter, mais où, c’est toute la question. L’irresponsabilité ne peut pas servir de politique.
Des crèmes solaires qui coûtent de l’or ☀️
En Israël il y a beaucoup de soleil et une population majoritairement originaire d’Europe et dont le patrimoine génétique l’expose à des risques accrus de mélanome. Il lui est donc recommandé de se protéger particulièrement, et donc d’appliquer une protection solaire. Or que constate-ton ? Il y a très peu de marques, essentiellement Ultrasol de Dr Fisher, leader monopolistique qui détient 67% du marché et Skinguard, 25%. Une crème ou spray enfant de 200 ml indice 50 est très difficile à trouver à moins de 50 shekels, alors que le même produit en marque Nivea se trouve facilement à 8€, soit 32 sh. Une différence de 36%.
Une étude réalisée par le journal The Marker en août 2023 montrait que le taux de marge réalisé par les fabricants et les supermarchés sur les produits solaires est de près de 58%. Un public captif et un monopole, et les prix grimpent. On pourrait imaginer que vu l’importance du sujet et son impact sur la santé publique, l’Etat interviendrait pour modérer les prix. Il ne faut pas rêver. La meilleure solution est de faire le plein dans des pays moins chers.
🎙️Pour en savoir plus
Qu’est-ce exactement que la réforme '“ce qui est bon pour l’Europe est bon pour Israël” ? Est-elle vraiment passée et que contient-elle ? Résumé et explication au micro de Radio Judaica Bruxelles.
Comme toujours bravo . Mais vos propos cultivent ma rage de constater la dérive « bananière »de notre pays sans pouvoir faire quoique ce soit.