Shakshuka à tout prix ?
En 2024, les tomates, un des rares produits moins chers en Israël qu'ailleurs, ont presque disparu des rayons et sont devenues juste inabordables. Décryptage d'une crise.
Au programme
Un produit décrypté : la tomate 🍅
Portefeuille : le rapport du contrôleur de l’Etat 📈
Smart conso : un bon réflexe 🛒
Pour en savoir un peu plus 🎙️
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Kadima👇
S'il y a un légume, ou plutôt un fruit - car c'est bien sa définition botanique - qui a fait la une et mobilisé l'attention des consommateurs en 2024, c'est bien la tomate. Depuis cet été, et plus particulièrement autour des fêtes de Tishri, le kilo de tomates a atteint des prix astronomiques, et un simple coup d'œil dans les rayons des supermarchés suffit à constater que la qualité des produits vendus est médiocre. Aujourd'hui, les prix ont légèrement baissé, et le kilo de tomates en grande surface se vend entre 8 et 14 sh/ kg, (beaucoup plus cher chez les primeurs ou à l’épicerie). Quand on connaît un tout petit peu les réglementations aberrantes du ministère de l'Agriculture destinées à verrouiller le marché local, on peut observer que les tomates les moins chères sont importées, car elles n'ont pas de collerette, les quelques feuilles vertes qui restent attachées à la tige quand on les cueille. C'est une exigence du Commissariat à la défense des plantes, pour soi-disant empêcher l'entrée en Israël de nuisibles. Alors comment en est-on arrivé là, et a-t-on même vécu une grave pénurie cet été, avec des rayons vides, alors que la tomate est le fruit le plus populaire d'Israël, star de la salade, de la chakchouka et autres plats typiquement israéliens ?
A l’identique de la majorité des problèmes structurels du secteur agricole et la production issue du vivant en Israël, comme les oeufs ou le miel, il s'agit d'une politique gouvernementale à courte vue, tentant à la fois de satisfaire le lobby agricole qui lui-même n'a pas de stratégie à long terme, et de permettre aux consommateurs qui sont également des électeurs, de pouvoir acheter des aliments de base à un prix correct. Comme on peut le constater de façon évidente, les deux stratégies ont totalement échoué. De mon point de vue, le plus grand scandale se trouve dans la charge financière qui est aujourd'hui rejetée sur les familles israéliennes, privées de fruits et de légumes ordinaires qui sont vendus à un prix scandaleux. Comme je vais l'expliquer, ce prix n'est en aucun cas un décret du sort, ni d’une force majeure, mais bien la conjonction d'un manque de réflexion approfondie, d'une indifférence totale vis-à-vis du coût de la vie en Israël, et d'intérêts sectoriels qui finissent toujours par avoir le dessus.
Les Israéliens consomment 180.000 tonnes de tomates par an, soit 18 kg de tomates par personne (en France c’est 13 kg). 60 % sont produits localement dont les deux tiers dans le Negev occidental. Le fait que ce soit un désert et que la terre soit sableuse n'a aucune importance, parce que presque toutes les tomates sont cultivés en serre et ne verront jamais la terre.
A la recherche de la tomate parfaite
La culture de la tomate est-elle adaptée au pays ? La réponse est simple : de moins en moins. En Israël, il n'y a aucune logique de terroir ou d'adaptation des cultures au climat ou à la qualité, mais une agriculture au forceps qui tient compte a minima des conditions et cultive de façon intensive et technologique avec une tendance à la monoculture, pour obtenir un rendement maximal, mais aussi pour des raisons politiques. Ce n'est pas en Israël qu’on verra des petits champs de maraîcher dispersés un peu partout aux alentours des villes, fournissant une partie de la consommation courante en ultra-local. Ici, la surface agricole est aussi idéologique. Comme l’a écrit Yosef Trumpeldor, “Là ou la charrue juive tracera le dernier sillon, là passera notre frontière”. L’agriculture est aussi une façon de garantir l’utilisation du moindre arpent de terre, et celle qui cultive les zones frontalières du pays leur permet de servir à la fois de zone tampon (théoriquement si l'on voit les résultats de l'attaque du 7 octobre) et de déclaration sur le retour à la terre et la souveraineté alimentaire.
Cet été, tout comme à l’été 2023, il a fait très chaud, avec des records de température. L’hiver va en se raccourcissant et l’été rallonge. Cette chaleur est extrêmement problématique pour les tomates, et fait baisser le rendement des plants, dès lors que la température nocturne ne descend pas sous les 21 degrés. C’est une des raisons pour lesquelles durant les deux dernières années, la production locale a historiquement chuté : 119.000 tonnes en 2022 et 114.000 tonnes seulement en 2023 contre 150.000 tonnes il y a à peine dix ans. Les tentatives du ministère de l’Agriculture pour encourager les agriculteurs à planter des tomates pendant les mois d’été n’ont pas fonctionné : la très forte chaleur fait baisser les rendements, il faut plus de main d’oeuvre car impossible de faire de trop grosses journées de travail, il faut plus d’eau en raison de l’évaporation. De plus, Les abeilles ne travaillent pas quand il fait chaud ;-) , il n’y a pas de pollen, et par conséquent il y a moins de tomates sur chaque grappe.
De manière générale et avant que je parvienne à la tempête parfaite qui a créé la pénurie, il faut intégrer le changement climatique. Il frappe le monde entier, on ne peut pas le combattre mais on doit s'y adapter. En Israël, depuis des années, pour des raisons productivistes mais aussi par facilité, on a privilégié une agriculture intensive destinée à coller aux habitudes créées chez les consommateurs d’exiger des fruits et légumes également calibrés et parfaits. Le reste est pas toujours, mais souvent, jeté. Les variétés de tomates que nous mangeons aujourd’hui ont été créées par ingéniérie agricole, selon des caractéristiques permettant une pousse très rapide en serre, avec une dose millimétrée d’eau et d’engrais, et toutes sortes de traitement anti-nuisibles et contre les maladies. Résultat : elles n’ont aucune capacité à faire face aux défis d’aujourd’hui, comme l’augmentation de la température et la dégradation de l’environnement.
Le fruit rugueux brun
Les dommages causés aux tomates par les fortes chaleurs, ce n’est rien à côté de ce qui leur est tombé dessus depuis une dizaine d’années : le “virus du fruit rugueux brun de la tomate” (ToBRFV), nom scientifique Tobamovirus fructirugosum. Ce virus est apparu en 2014 à Ohad, donc en Israël, et s’est répandu partout dans le monde. Il résiste à des températures incroyables, jusqu’à 60°. Inoffensif pour l’humain, il peut causer des pertes de rendement allant de 15 % à 70 %, voire 100 % dans certains pays très chauds. Sa persistance dans l’environnement le rend difficile à éradiquer : il est très stable, peut survivre des mois sur diverses surfaces, voire des années dans le sol. Un vrai cauchemar ! Avec les fortes chaleurs, c'est la deuxième cause de baisse de rendement et de production des tomates en Israël sur les dernières années.
A l’Institut Volcani, le centre national de recherche en agronomie, heureusement, on travaille d’arrache-pied à trouver des solutions. Ils ont déjà réussi à identifier un gène déclenchant l’arrêt du développement du virus, et font partie des premiers chercheurs au monde qui ont mis au point une tomate résistante. Son goût n’est pas encore au top, mais avec des méthodes classiques d’amélioration, on pourra intégrer cette résistance dans des variétés plus qualitatives. L’Institut travaille aussi sur des variétés issues de variétés sauvages de tomates qui sauront s’adapter aux températures élevées. A rappeler au gouvernement qui a divisé par deux le budget de l'Institut Volcani l'année dernière pour pouvoir financer entre autres des budgets de coalition.
Tout cela présage bien de l'avenir : du point de vue scientifique, on peut espérer raisonnablement que d’ici quelques années, la production locale remontera la pente grâce à de nouvelles variétés mieux adaptées. Par contre, cela ne résout aucunement le problème économique sévère posé dans l’immédiat par un marché mal géré et mal planifié.
Parmi les facteurs qui ont contribué à cette grave pénurie, il y a aussi la guerre : impossible de cueillir dans une région devenue zone de guerre, alors que les travailleurs thailandais qui constituent l’essentiel de la main d’oeuvre ont massivement quitté le pays. Si la région qui produit 70% des tomates du pays est inexploitable, la production est forcément encore plus basse que d’habitude.
Ok, donc le réchauffement climatique, le virus, la guerre … tout ça est assez dur à régler sur le moment. Mais il y a autre chose.
La collerette interdite
On arrive maintenant au coeur du problème, c’est à dire la partie sur laquelle on aurait pu agir pour éviter la pénurie et garder des prix corrects. Je l’ai dit, les Israéliens consomment 180.000 tonnes de tomates par an. La production autour des 115.000. On doit donc compléter par... le mot que déteste le plus le ministère de l'Agriculture : l'importation.
En temps ordinaires, on importe déjà bien sûr, puisqu’il manque 50 à 60.000 tonnes de tomates par an. Deux pays assurent majoritairement cet approvisionnement : la Turquie et la Jordanie. La Turquie ? Ce n’est pas le pays qui aurait cessé ses relations commerciales avec Israël cette année ? Ben si en fait. En 2020, selon le ministère de l'Agriculture israélien, les importations de tomates turques se montaient à 40.000 tonnes, donc la Turquie était de loin le premier exportateur vers Israël. Suite au boycott, et alors que la production locale avait déjà énormément baissé, Israël s'est tourné vers la Jordanie et a boosté l'importation dans la mesure du possible. Sauf que, au mois de juillet dernier, le ministère de la Santé a ordonné l’arrêt de l’importation de légumes jordaniens après la détection de traces de bactéries du choléra dans les eaux de ruissellement de la rivière Yarmouk. Donc Turquie out, Jordanie out.
Et tout ça au milieu de la saison où la chaleur cause traditionnellement une pénurie. Du coup, le ministère de l’Agriculture a été obligé d'ouvrir en catastrophe des quotas d'importation en autorisant désormais 22 pays à l’importation. Mais en raison du changement climatique, la pénurie est désormais chronique et mondiale, rendant difficile les importation ponctuelle auprès de pays normalement interdits à l’import. Sans compter que le ministère oblige les importateurs à payer de leur poche l'arrachage du pédoncule de la tomate, soi-disant pour éviter les nuisibles, alors que rappelons-le avec un petit sourire, le virus qui décime les tomates à travers le monde est apparu en Israël. On a ouvert des quotas d’importation exemptés de taxes douanières pour un volume de 5.000 tonnes jusque fin septembre. Pas suffisant pour faire chuter les prix, surtout avec le surcoût de l’arrachage de la collerette. Le ministère attend donc tranquillement que la production locale reprenne et que les températures baissent. Et nous en attendant, on paie.
En rouge la production locale, en vert les importations - Source Calcalist
La réforme initiée par le ministre des Finances Avigdor Liberman et de l’Agriculture Oded Forer en 2022, et visant à ouvrir le marché à l’importation en échange de soutien direct aux agriculteurs comme cela se fait un peu partout dans le monde a été annulée avec le changement de gouvernement. Aujourd’hui on est de retour au point de départ : le ministère et les agriculteurs ont le même intérêt, protéger le marché local et réduire au maximum les importations, quitte à laisser la pénurie s’installer et les prix grimper en flèche, ce qui profite quand même bien aux exploitants agricoles et aux intermédiaires, ne soyons pas hypocrites.
Le ministère de l’Agriculture et de la Vie chère
La sécurité alimentaire, c’est important et ce n’est pas seulement un intitulé pompeux à ajouter au nom d’un ministère. Il ne faut pas non plus confondre sécurité et souveraineté. Il est évidemment important de soutenir l'agriculture nationale et d'assurer un minimum d'indépendance alimentaire, mais les surfaces cultivables se réduisent à toute allure, le climat est un facteur avec lequel il faut compter et on ne peut tout simplement pas tout cultiver en Israël. L’équilibre entre production locale et importation doit avant tout être pensée pour favoriser les familles, afin qu’elles puissent se nourrir à un prix correct. Le gouvernement, par son amateurisme et son manque de stratégie, nuit à tous les acteurs : agriculteurs, importateurs et consommateurs.
Le contrôleur de l’Etat, notre seul ami ? 📈
Depuis son arrivée en poste, le controleur de de l’Etat Matanyahu Engelman décortique méthodiquement le marché de la consommation et pointe les monopoles et les abus de position dominante. Il a été l’auteur il y a déjà quatre ans d’un rapport mordant sur les prix de l’alimentation qui fait aujoud’hui référence. Début novembre il a récidivé avec un rapport accusant le gouvernement de ne pas agir contre le coût de la vie et de laisser les prix grimper en flèche.
Le rapport rappelle des données hallucinantes et qui forment la toile de fond de notre quotidien et des prix affolants que nous payons pour le moindre produit : trois sociétés contrôlent plus de 85% du marché dans 20 catégories de produits de grande consommation. Le pouvoir d’achat rapporté au salaire (PPP) en Israël est 17% en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE et 43% en dessous des Etats-Unis. La marge nette avant impôts des grands importateurs est de 13.7% (au moins le double de la norme internationale).
La fameuse Commission contre le Coût de la vie présidée par le Premier Ministre Netanyahu et le ministre des Finances Smotrich - la grande priorité des élections, rappelons-le pour ceux qui se souviennent encore de la campagne électorale de Bibi ? Elle s’est réunie sept fois en tout et pour tout et pas une seule fois depuis février 2024. le gouverbement se moque du pouvoir d’achat et en plein budget qui vient mettre très lourdement à contribution les ménages modestes ça fait très mal.
🛒Shufersal préfère les consommateurs idiots
Dans le cadre du grand plan d’économies et de cost-cutting lancé par les frères Amir, nouveaux propriétaires de l’enseigne Shufersal, après l’annonce du lancement de supermarchés low-cost, il a été décidé de supprimer les fameux caddys intelligents qui calculent directement la valeur de votre panier et vous permettent de gagner du temps à la caisse.
Déjà qu’il est devenu quasi impossible de connaître le prix de la plupart des produits puisque les supermarché ne se fatiguent plus à l’afficher, il ne manquerait plus que de permettre aux clients de gagner du temps et de calculer leurs achats à l’avance. Quand le supermarché est une jungle, tout le monde doit souffrir.
🎙️Pour en savoir plus
Que nous réserve le budget 2025 que le gouvernement vient de voter ? Pas grand chose de bon pour les ménages. Explications et décryptage au micro de Yael Bornstein.
Merci Yaelle pour toutes ces infos tres interessantes. Mais que peut on faire à notre niveau personnel ?