Acheter moins cher, c'est trahir ?
Que nous apprennent les théories du comportement et l'histoire du pays quand il s'agit de tenter de lutter contre le coût de la vie ? Beaucoup.
Au programme
Smart conso : un bon réflexe, le réflexe Kaspenu 🛒
Décryptage : les courses en Israël et notre comportement 🤔
Portefeuille : le cas Materna 🍼
Si ce n’est pas déjà fait, vous pouvez aussi :
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Kadima👇
Bon, j’ai le droit de le dire quand même : Kaspenu fait un carton. L’application a été lancée juste après Yom Haatsmaut et elle est déjà à plus de 15.000 téléchargements. Les Israéliens ont compris la portée de cette application et sont à peine en train de découvrir ce que notre communauté sait déjà : que le rapport qualité prix est ce qui importe, que les marques ne sont pas toujours les mieux placées, que les produits de base doivent être achetés au prix le plus juste et sans fidélité aux marques, et surtout qu’une bonne décision d’achat est une décision basée sur le produit et pas sur le marketing. Kaspenu n’est que le point de départ du véritable changement qui se fera à travers des communautés, de la sagesse collective, une pression intelligente exercée sur les marques. Pour cela nous allons avoir besoin de votre soutien en tant que premiers ambassadeurs de Kaspenu, le mouvement.
Vous pouvez :
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Pris au piège : pourquoi continuons-nous à acheter des produits plus chers ?
Qu’est-ce exactement que le comportement d'achat ? Cette question peut sembler banale, mais elle est au cœur de notre quotidien économique, surtout dans un contexte aussi particulier que celui d'Israël. De nombreuses études économiques analysent la prise de décision des consommateurs (pas toujours dans leur propre intérêt), leurs réactions à un environnement mouvant et leur façon de gérer les stimuli du marché. Mais qu'en est-il quand on évolue dans un environnement non seulement dépourvu de concurrence, mais qui, comme une bonne mère juive, vous culpabilise ?
Il m'a fallu du temps pour comprendre qu'en Israël, tout fonctionne comme une famille. La société est une famille, l'armée est une famille, le travail est une famille, l'école est une famille, avec ses bons et ses mauvais aspects. On peut parler (pas toujours de tout…), on ne doit pas trop s'écarter de la ligne consensuelle, mais on est entouré, soutenu, et c'est confortable. Quand on vient de sociétés ultra-individualistes comme la plupart d’entre nous, cette différence est frappante.
Mais quand il s'agit d'aller au supermarché, ça devient beaucoup plus compliqué. Car ce lieu du quotidien - en principe simple terrain d’une froide transaction commerciale où nous voulons juste maximiser notre intérêt - se révèle être un véritable champ de mines. Nous y rencontrons les marques historiques israéliennes, auxquelles les gens sont attachés comme à une tante ou oncle qu'ils connaissent depuis tout petits. Ils savent que cet oncle ou cette tante sont un peu abusifs, un peu lourds, et essaient de leur refourguer des choses qu'ils ne veulent pas forcément, mais c'est la famille, donc on ne refuse pas. D'où ce rapport étouffant aux marques.
La rationalité n'a rien à voir là-dedans. Il s'agit d'un attachement primal à des marques se présentant comme contemporaines et actrices de l'histoire du pays. Il y a l'école, l'armée, la Histadrout, et Tnuva. Sauf qu'en fait, ce n'est pas vrai du tout. Et si on se permet de critiquer vertement les institution israéliennes, qui ont un rôle autrement important dans la vie des Israéliens, quand il s'agit de la relation entre le cerveau et la marque, celle-ci est imprimée depuis si longtemps qu'elle est quasiment indélébile.
Ces biais qui nous enchaînent
Derrière ce comportement se cachent des mécanismes psychologiques profonds que les économistes comportementaux ont largement étudiés. L'un des plus puissants est ce qu'on appelle le "biais du statu quo" : nous avons une préférence marquée pour maintenir notre situation actuelle. Changer implique un effort et une prise de risque, même minime. Le statu quo est perçu comme sûr et familier. Même si l'alternative potentielle offre un meilleur rapport qualité-prix, notre tendance naturelle est de ne rien faire.
À cela s'ajoute "l'effet de dotation" : nous accordons plus de valeur à ce que nous possédons déjà qu'à des objets similaires que nous ne possédons pas. Une fois qu'un consommateur utilise un produit ou un service, il lui attribue une valeur supérieure et devient réticent à s'en séparer. C'est une forme de "possessiveness" psychologique.
Rappelez-vous cette anecdote que j'ai racontée dans un précédent post LinkedIn : une dame m’a interpellée au supermarché près de chez moi car elle n’arrivait pas à lire la DLC d’un lait Tnuva (80% du marché). Lorsque je lui ai donné l’information, elle s’est exclamée car la date était beaucoup trop proche à son goût (le culte des DLC à trois semaines très répandu en Israël, mais c’est une autre sujet). Je lui ai montré le lait marque Rami Levy, moins cher, avec une DLC beaucoup plus longue, fabriqué par la petite laiterie du Ramat Hagolan – une zone que l'on veut soutenir en temps de guerre. je lui ai présenté trois arguments contre un seul : elle achète toujours du lait Tnuva. Et elle a fini par acheter ce dernier ! Ou encore ce voisin, gestionnaire de biens dans la finance, CSP++, rencontré au supermarché, toujours au rayon lait, un carton Tnuva à la main, et à qui j'ai tenté d’expliquer qu'il existe un produit identique et moins cher. Sa réponse ? "Ma femme me l'interdit." Tout cela montre qu'on n'agit pas du tout au niveau de la conscience et de l’intérêt, mais du subconscient et de quelque chose de beaucoup plus primal.
Très chère fidélité
Pour des consommateurs israéliens épuisés qui dont face à des monopoles et grandes marques implacables et bien relayées par des médias souvent complaisants, le changement est pénible. Il y a le temps nécessaire pour rechercher des alternatives, les comparer, s'adapter à un nouveau produit. Il y a aussi le coûts psychologiques : l'effort mental pour sortir de ses habitudes, l'incertitude quant à la qualité d'une nouvelle option, la peur de prendre une mauvaise décision.
Cette "rationalité limitée" explique pourquoi nous ne sommes pas des acteurs parfaitement rationnels qui évaluent toutes les options disponibles et optimisent constamment leurs décisions. Nous opérons avec des contraintes de temps, d'information et de capacité cognitive. Il est souvent plus facile de continuer à acheter ce que nous connaissons que de s'engager dans un processus de recherche et de comparaison épuisant.
Le juste prix : inconnu à cette adresse
En principe, dans un marché qui fonctionne, nous avons une perception de ce que c’est qu’un prix juste, selon plusieurs facteurs. Et voyons comment les marques israéliennes appuient sur tous les boutons à la fois dans leur entreprise d’augmentation perpétuelle des prix.
Les coûts perçus : si nous estimons qu’une marque fait face à des augmentations de coûts réelles (matières premières, salaires, énergie), nous serons plus enclins à accepter une hausse de prix. À l'inverse, si l'augmentation est perçue comme opportuniste (pour augmenter les marges sans justification), la résistance sera forte. Pour ça, encore faut-il être correctement informés. En Israël c’est une intox permanente qui sert tous les acteurs, les fabricants et importateurs, les supermarchés et l’Etat (qui perçoit 17% de TVA sur l’alimentation) : l’augmentation des matières premières ou du transport maritime ou le taux du shekel nous bercent du matin au soir, et dans ce monde, aucun coût ne baisse JAMAIS. Qu’importe si ces jours-ci le pétrole est au plus bas depuis quatre ans, si le blé a rentrouvé son cours d’avant la guerre d’Ukraine il y a déjà un an, si pratiyqment aucun produit alimentaire n’arrive par la mer Rouge. On nous refourgue un coup l’un, un coup l’autre, l’important c’est “on n’a pas le choix”.
Les prix de référence : nous avons des prix de référence internes basés sur nos expériences passées, les prix des concurrents ou les prix des produits similaires. Dans un marché sans concurrence réelle et où la monnaie est unique (contrairement à la zone euro par exemple) cette référence est faible et floue.
La transparence de la justification : une entreprise qui explique clairement et honnêtement les raisons de l'augmentation a plus de chances d'être acceptée : no comment en ce qui concerne notre marché où les cartels et ententes illicites sont légion et où Strauss a dissimulé pendant des mois les cas de salmonelle découverts dans ses usines. En Israël, la confiance n’existe que dans les pubs.
Petit exemple tiré de ma dernière newsletter sur Strauss : la société a augmenté ses prix quatre fois en 24 mois - décembre 2022 (2,9%), mai 2023 (1,4%), janvier 2024 (1,7%) et janvier 2025 (2,9%). La justification officielle ? L'augmentation des coûts des matières premières et de l'énergie (sortez les violons). Pourtant, le groupe a enregistré un CA de 11,2 milliards de shekels en 2024, soit une augmentation de 6,2% par rapport à 2023, avec un bénéfice net de 418 millions de shekels. Mais qui va relier tous ces points lorsqu’il est devant un paquet de café Elite ?
Story Instagram publiée sur mon compte il y a presque un an, le 30.05.2024
On ne critique pas la famille
Les augmentations de prix devraient normalement pousser les consommateurs à réévaluer la proposition de valeur globale du produit . Ils devraient se poser des questions comme : Est-ce que le rapport qualité-prix me convient toujours? Est-ce qu’il y a une alternative moins chère avec une valeur similaire ? Et aussi : est-ce que j’ai réellement besoin de ce produit à ce prix plus cher?
En réalité, cette réévaluation est souvent court-circuitée par nos habitudes et nos biais cognitifs. Les consommateurs israéliens sont particulièrement susceptibles de continuer à acheter les mêmes produits, même face à des hausses de prix injustifiées, en raison de cet attachement “familial” aux marques nationales.
Vers une émancipation du consommateur
Kaspenu a pour ambition de “déshabiller” le produit, en lui retirant l’enveloppe mentale donnée par la marque et en montrant ses véritables qualités. C'est également une tentative de recréer un espace dans lequel on peut respirer, prendre des décisions rationnelles, sans la tata qui dit "reprends-en juste un petit peu".
La révolution du changement de comportement économique est possible, Yuka l’a prouvé. Kaspenu, c'est un peu un projet d'émancipation des consommateurs. Moi aussi j'aime bien ma famille, mais je veux aussi pouvoir vivre ma vie et choisir moi-même mes amis.
Cas d’école : le Materna 🍼
Après l’annonce par quatre grandes entreprises du secteur de l’alimentaire d’augmentation de prix en l’espace de quelques heures il y a deux semaines (l’Autorité de la Concurrence pensera sûrement à ouvrir une “vérification”, comme ils disent, dans deux ou trois ans), c’est Osem-Nestle qui s’est jointe à la party avec sa propre annonce : l’essentiel est de ne pas laisser de vide cognitif dans lequel le consommateur oublierait que la véritable nature des prix, c’est de monter et notre destin, de payer toujours plus. Pour faire passer la pilule de toutes les augmentations de prix, jusqu’à 10% pour certaines catégories de produits, dument attribués aux ‘matières premières’, ‘énergie’ et autres Arnona, on a poussé en avant un gros titre : l’augmentation du lait maternisé leader en Israël, Materna (plus de 50% du marché, donc un monopole). Gros titres, indignation, propositions de superviser le prix du lait artificiel, articles sur les vols de boîtes de lait : c’est toujours le même cycle infernal. Avec la plus forte natalité du monde développé et une durée d’allaitement maternel d’à peine trois mois (voir ma newsletter sur le sujet l’année dernière) c’est le marché captif par excellence et en effet un terrible coup pour les familles
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Le prix ? La boîte de Materna est vendue environ 60 shekels aujourd’hui, après une augmentation de 7% c’est plus de 5 shekels supplémentaires par boîte. le kg est donc à 120 shekels soit 30€, contre 20€ en moyenne en France. 50% plus cher. Les supermarchés jurent la main sur le coeur qu’ils vendent le produit à perte, tant Osem Nestle le vend cher. On ne peut pas boycotter un produit vital, et il n’y a aucune concurrence sur les prix ou presque (les deux autres marques, Nutrilon et Similac sont pour la première au même prix, pour la deuxième plus chère). Il n’y a pas de morale en affaires. Osem invoque la traditionnelle augmentation des matières premières (donc la poudre de lait, qui est contrôlée en Israël) de la logistique, et de l’énergie. On a envie de dire, en hébreu populaire, wallah. C’est tout ce que vous avez trouvé ? la natalité ayant légérement baissé en Israël cette année, mon hypothèse personnelle est celle d’une conservation à tout prix (surtout celui des familles) de la marge fantastique faite sur cette poule aux oeufs d’or. Un pays à très forte natalité et où on allaite peu.
Bravo et merci comme d’habitude 😘😘
Super textes, critiques et explicatifs. Merci Yaelle.